Retour d’expérience de six entreprises invitées lors d’une table ronde à Sup de V pour partager leurs pratiques terrain.
« On vendait une Rolls à des clients qui n’en avaient ni le besoin, ni les moyens ». – Médi Hugues, chef de marché chez Accenta.
Cette phrase résume un écueil fréquent : penser qu’une solution, aussi technologique et innovante soit-elle, se suffira à elle-même. En réalité, construire une proposition de valeur responsable suppose bien plus : comprendre les usages réels, adapter le modèle économique, mobiliser toute la chaîne de valeur ou encore outiller la prise de décision avec des données environnementales fiables et partagées.
C’est cette diversité d’approches que des professionnels issus de six entreprises – Accenta, Point P, Knave, Salesforce, Naval Group et Nespresso – sont venus partager lors de la table ronde que j’ai coorganisée et coanimée le 13 mai 2025 avec mon collègue Sylvain Aubry, enseignant en vente et négociation commerciale.
Leurs témoignages couvrent des secteurs très différents : greentech, négoce, fintech, plateformes cloud/CRM, défense et agroalimentaire. Chacun, à son échelle, a témoigné de la manière dont il intègre la responsabilité dans ses pratiques : conception d’offres, relation commerciale, accompagnement client ou exigences envers les partenaires.
De la technologie à l’écoute client : la mue d’Accenta.
Créée en 2016, la greentech française Accenta propose deux solutions complémentaires pour décarboner les bâtiments tertiaires : l’optimisation de la consommation grâce à la GTB (Gestion Technique du Bâtiment) et un approvisionnement bas carbone via la géothermie.
Mais pendant longtemps, l’entreprise a surtout misé sur sa technologie. « On s’est pris un mur », reconnaissent Médi Hugues, chef de marché, et Florant Suplice, alternant business developer à Sup de V. Un audit interne révèle une erreur de ciblage : une offre trop standardisée, peu adaptée aux spécificités terrain. Résultat : un taux de transformation en berne, malgré une levée de fonds record de 108 millions d’euros en 2023.
Le virage engagé est profond. Médi parle d’un changement de posture : formation commerciale, écoute active, adaptation au niveau de maturité RSE du client… En deux ans, le nombre de projets signés a doublé. Désormais, chaque échange commercial vise à mieux comprendre les enjeux spécifiques du client plutôt que de promouvoir une solution technique uniforme.
L’offre évolue aussi dans sa contractualisation : Accenta propose un contrat de performance énergétique et environnementale qui engage l’entreprise sur des résultats mesurés en kWh, en CO₂ et en euros. Et en cas de non-respect ? C’est Accenta qui en assume le coût.
Point P : détecter les signaux du terrain et faire bouger les lignes.
Avec plus de 1 000 agences en France et près de 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires, Point P, filiale du groupe Saint-Gobain, est un acteur majeur du négoce de matériaux de construction.
Pour Alexandre Lochet, directeur marketing Île-de-France, la responsabilité se joue sur plusieurs fronts. Les attentes varient selon les profils : les grands comptes sont attentifs aux critères bas carbone, recyclés ou locaux ; les artisans, eux, restent sensibles au prix, à la disponibilité et à la facilité d’usage.
Mais cette réalité évolue. « La pression vient aussi du client final », observe-t-il. De mieux en mieux informés, les particuliers exigent des produits responsables. Conséquence : les artisans doivent adapter leurs pratiques pour rester crédibles.
L’enseigne s’appuie aussi sur sa proximité avec les 800 clients accueillis chaque jour en agence pour détecter les signaux faibles du terrain. Un exemple concret : les sacs de ciment traditionnels de 35 kg, difficiles à manipuler. En observant les artisans peiner à les soulever, Point P a décidé de retirer ce format du libre-service au profit de sacs de 25 kg, proposés au même prix au kilo. Cette évolution allège l’effort physique et limite les risques de TMS (troubles musculo-squelettiques).
Autre levier de transformation : la gamme AGIR, qui regroupe des produits sélectionnés pour leur impact réduit sur la santé et l’environnement. Ces références sont mises en avant en magasin comme en ligne, et leur croissance dépasse celle du reste de l’offre : un signal fort adressé aux fournisseurs.
Enfin, grâce à son poids économique – 3 milliards d’euros d’achats en France, dont 400 millions en Île-de-France – Point P est en mesure d’engager ses fournisseurs dans une démarche RSE, en s’appuyant sur l’évaluation Ecovadis. Lorsque la note est insuffisante, un plan d’amélioration est exigé ; à défaut, la relation commerciale peut être remise en question.
« Un fournisseur qui ne fait pas d’effort RSE aujourd’hui limite clairement nos possibilités de business avec lui » – Alexandre Lochet, directeur marketing Île-de-France
Knave : soutenir les distributeurs dans la transition vers l’économie circulaire.
Créée en 2019, Knave est une fintech spécialisée dans le paiement à l’usage. Comme l’explique Christophe Ghesquières, directeur de la business unit retail, elle permet à des distributeurs de proposer, sous leur propre marque, des offres de location flexibles (toute durée, sans engagement) pour des produits peu utilisés : poussettes, perceuses, instruments de musique…
« Une perceuse est utilisée en moyenne 15 minutes sur toute sa durée de vie. Nous permettons de la louer à l’heure » – Christophe Ghesquières, directeur de la business unit retail.
solution séduit de plus en plus d’acteurs de la distribution.
Le modèle repose sur trois briques clés :
- La finance : Knave achète les équipements au distributeur et les porte à son propre bilan, ce qui permet à l’enseigne de comptabiliser une vente dès l’amont,
- La technologie : une plateforme dédiée gère l’ensemble du cycle de location (réservation, encaissement, suivi, entretien, restitution),
- L’opérationnel : Knave prend en charge la relation client et la gestion du matériel jusqu’à sa revente en seconde main en fin de contrat.
Seuls les équipements durables, réparables et à forte valeur résiduelle sont retenus. Le contrat de location s’interrompt à la fin de la garantie constructeur. Au-delà, Knave réintègre les produits dans un circuit de revalorisation. « Le distributeur gagne sur trois tableaux : à l’achat, pendant la location et à la revente. » résume Christophe.

Salesforce : mettre la technologie au service de la transition écologique.
Depuis plusieurs années, Salesforce place la responsabilité sociétale au cœur de sa stratégie. Mais, comme l’a rappelé Julie Ravillon, directrice du développement durable France, « cela ne s’arrête pas aux engagements internes ». Le leader mondial du CRM agit sur deux fronts : aider ses clients à piloter leur transition grâce à la data (IT for Green) et réduire l’empreinte environnementale de ses propres outils numériques (Green for IT).
Côté clients, la plateforme Net Zero Cloud facilite la centralisation, la fiabilisation et le partage des données ESG (environnement, social, gouvernance), souvent éclatées entre plusieurs services. Elle permet de répondre aux obligations de la directive CSRD et d’alimenter une base de pilotage commune pour aligner les décisions.
« On se rend compte que pour la majorité des entreprises, il est encore difficile d’avoir une vision consolidée de leurs données environnementales. On a donc créé un outil pour centraliser tout ça. » – Julie Ravillon.
Côté infrastructures, Salesforce s’engage dans une sobriété numérique concrète : hébergement des solutions dans des data centers alimentés par des énergies renouvelables et accompagnement de ses clients dans un usage plus sobre et ciblé de l’intelligence artificielle.
Naval Group : coconstruire avec ses fournisseurs.
Avec 17 000 collaborateurs dans le monde, Naval Group conçoit et fabrique des sous-marins, frégates et porte-avions pour la défense française et internationale.
Pour Baptiste Lecardonnel, acheteur prestations industrielles, un fournisseur responsable est d’abord un partenaire capable de s’engager dans la durée, parfois plus de dix ans. Dans ses appels d’offres, Baptiste accorde 50 % de la note aux critères responsables. Une part qui se répartit entre 20 % pour la RSE globale (environnement, éthique, gouvernance…) et 30 % pour la santé et la sécurité au travail, priorité majeure dans un secteur industriel exigeant. Un bon prix ne suffit plus si les conditions de travail ne sont pas au rendez-vous.
Il ne se limite pas à une évaluation standard de type Ecovadis. Il attend de ses fournisseurs une feuille de route RSE coconstruite, documentée et adaptée à leur contexte. Pour les plus petits acteurs, l’accompagnement est réel : une TPE de 10 salariés, initialement sans politique RSE formalisée, a pu obtenir un contrat significatif après avoir embauché un expert et co-construit un plan d’actions crédible. Cette dynamique lui a permis d’étendre ensuite son activité à plusieurs sites du groupe.
Autre outil clé mobilisé sur son périmètre : le plan de progrès partagé, intégré dès la signature du contrat. Ce dispositif engage toutes les parties prenantes – directions, acheteurs, chefs d’équipe – dans une démarche collaborative visant à identifier et mettre en œuvre des améliorations concrètes, qu’elles soient industrielles, logistiques ou organisationnelles. L’un des résultats tangibles : le remplacement des néons classiques par des rubans LED à bord des frégates. Ce changement a permis non seulement de réduire la consommation d’énergie, mais aussi de simplifier et d’accélérer l’installation, tout en améliorant la sécurité dans des espaces confinés.
« Il faut sortir de la logique d’essorage du fournisseur. À long terme, cela ne fonctionne pas. Il faut construire une relation gagnant-gagnant, à la juste valeur du travail fourni. C’est aussi cela, redonner du sens au prix. » – Baptiste Lecardonnel, acheteur prestations industrielles.
Nespresso Professionnel : concilier qualité, usages et circularité.
Alexandre Boisnard, Key Account Manager France pour le marché Out of Home, défend une vision du café comme levier de qualité de vie au travail et de différenciation RSE.
Face à la flambée des coûts (+300 % sur le prix du café vert en cinq ans), Nespresso assume une stratégie de hausse tarifaire raisonnée, appuyée sur des données objectivées. La marque met également en avant l’usage de l’aluminium pour ses capsules : un matériau recyclable à l’infini, collecté et revalorisé en partenariat avec Veolia.
Mais la durabilité ne se résume pas à l’emballage. Une analyse du cycle de vie réalisée par Quantis révèle que seulement 7 % de l’empreinte carbone d’une tasse de Nespresso provient de la capsule, contre 40 % pour la culture du café et 34 % pour l’utilisation de la machine. À usage équivalent, le système Nespresso Professionnel présente une empreinte carbone inférieure de 16 % à celle d’un broyeur automatique, souvent perçu comme plus vertueux.
« Beaucoup de clients nous challengent sur l’aluminium. Mais l’aluminium, c’est recyclable à l’infini. Et avec Veolia, on a un circuit qui garantit cette revalorisation. ». – Alexandre Boisnard, Key account manager France.
La personnalisation est aussi au cœur de l’approche commerciale. Chaque proposition est ajustée en fonction de la maturité RSE du client : accompagnement pédagogique pour les novices, argumentaires approfondis pour les plus engagés. Enfin, la certification B Corp, obtenue au niveau mondial, vient reconnaître l’ensemble de la démarche, fruit de trente ans d’efforts sur toute la chaîne de valeur.
Créer, ajuster, co-construire…
Ce que cette table ronde a mis en lumière, c’est qu’il n’existe pas de recette unique pour concevoir une proposition de valeur responsable. Chaque intervenant agit depuis son périmètre, avec ses contraintes, ses leviers et ses priorités. Mais tous ont montré que la responsabilité s’ancre dans le concret : en écoutant les signaux du terrain, en ajustant les offres aux usages réels, en s’outillant pour piloter les transitions, ou en exigeant davantage de ses partenaires.
Voici, en résumé, les apports de chacun :
- Accenta : Médi Hugues, chef de marché et Florant Suplice, business developer, ont partagé la manière dont leur greentech a recentré son offre pour mieux coller aux besoins concrets des clients et les accompagner efficacement vers le bâtiment zéro carbone,
- Point P : Alexandre Lochet, directeur marketing Ile de France, a illustré comment les signaux du terrain et la pression des clients finaux poussent à faire évoluer l’offre et à embarquer la filière vers plus de responsabilité,
- Knave : Christophe Ghesquières, directeur de la business unit retail, a défendu un modèle de location flexible, opéré en marque blanche pour les distributeurs, afin d’éviter l’achat d’objets rarement utilisés et de favoriser leur réemploi,
- Salesforce : Julie Ravillon, directrice du développement durable France, a montré comment la data peut guider la transition environnementale, via des outils pour centraliser les données ESG et une IA pensée à la fois green for IT et IT for green,
- Naval Group : Baptiste Lecardonnel, acheteur prestations industrielles, a insisté sur la nécessité de co-construire des feuilles de route RSE avec les fournisseurs,
- Nespresso Professionnel : Alexandre Boisnard, key account manager France, a mis en avant l’importance d’une approche fondée sur des preuves tangibles – analyse de cycle de vie, B Corp – et adaptée à la maturité RSE des clients.
La diversité des approches invite à une autre question, qui sera au cœur de notre prochaine table ronde. Une offre responsable, oui, mais comment en transmettre la valeur ? Quels mots, quelles preuves, quels récits pour convaincre ? Un nouveau défi, cette fois du côté du discours.